L’internet est un formidable outil pour construire des logiciels, des communautés, et pour pallier l’isolement social. Les médias sociaux, en revanche, ne sont pas conçus pour y faire quelque chose de social mais pour y partager ce que l’on fait, ailleurs, de social. En diversifiant leur clientèle, à cet usage « propre » s’oppose un usage pathologique, très lucratif pour ces plateformes et particulièrement « optimisable » notamment en raison du désespoir correspondant à cet usage de compensation sociale. En effet, une personne isolée sera présente assidûment, affichera beaucoup de publicités, et manquera de recul par rapport à sa consommation. Cette optimisation étant vécue comme de la maltraitance, cette personne pourrait agir de sorte à remplacer le média social par des livres ou par des interactions AFK. Le média social luttera contre ce remplacement en l’empêchant de lire des livres (par exemple car la couleur des boutons et la fréquence des sollicitations intensifiera la dégradation de son attention soutenue) ou de fréquenter autrui (en alimentant des normes sociales en contradiction flagrante avec celles de notre société, que l’on associe généralement au respect, à l’aptitude, et assimilés).

Il serait par ailleurs naïf de penser que les médias sociaux ne profileraient pas leurs utilisateuxices, afin d’adapter leurs comportements à cette population désespérée. Je pense en particulier à la désaffiliation, notion développée par Robert Castel dans « Les Métamorphoses de la question sociale » (1995). Il y décrit la nécessité d’une intervention de l’État après que la peste noire a désagrégé les réseaux de voisinage et de famille, nécessitant une réaffiliation des mendiant·es valides. Si au XIVe siècle cette désaffiliation pouvait être due à la désagrégation de ces réseaux, elle peut l’être aujourd’hui à leurs absences. Pallier ces absences sur Twitter, c’est-à-dire y rechercher des communautés, peut induire à en accepter l’interface, sans recul vis-à-vis de la manière dont elle pèse sur les interactions, sur les modalités interactionnelles, et notamment sur les normes métacommunicationnelles. Or cette interface est singulière pour plusieurs raisons.

Premièrement car elle est fondamentalement différente d’une interface de discussion. C’est une interface de diffusion et d’agrégation : des algorithmes affichent arbitrairement nos publications à un public potentiel, et cet arbitraire repose notamment sur notre nombre de « likes » et de partages. Une personne souffrant d’isolement social, pour des raisons qui devraient logiquement se prolonger sur l’internet, peut être tentée de maximiser ces valeurs (likes/partages) pour recevoir plus de réponses. C’est d’autant plus vrai car un média social est une interface où l’on partage des activités sociales que l’on fait en dehors de celui-ci, et car il peut être difficile de deviner quoi exactement dire, surtout lorsque l’on a peu à dire (ce qui est d’autant plus vrai que l’utilisateuxice est jeune, sur un média centré autour de pratiques « adultes » comme le travail, le couple, ou les services de l’État). Ce rapport est différent de véritables liens affectifs liant des utilisateuxices entre éleux1, où un like peut être chargé d’affection.2 S’agissant d'« agrégateurs sociaux », on a également relativement peu d’incitations à être attentif·ve aux normes sociales : respect, politesse… Pourquoi en effet être attentif·ve au point de vue d’une personne qui, de toute façon, nous oublierait pour toujours d’ici quelques heures à quelques jours ?

Secondement, l’interface de Twitter, comme tout média social, n’est pas vraiment synchrone (au sens où une discussion le serait), mais fait peser des normes de discussion sur des échanges qu’une interface est conçue pour multiplier en une multiplicité de fils, même en réponse à un même message… La sociabilité devient donc une charge mentale qui pèse sur ses utilisateuxices et dans leurs activités hors-ligne, qu’il est nécessaire d’alléger, de manière inconsciente et habituelle, en « oubliant » certains échanges.

La première singularité de Twitter était propre à tous les médias sociaux. Les médias sociaux sont conçus pour partager ce que nous faisons de social ailleurs, pas pour y faire quelque chose de social. Cet usage est cependant l’objet de stratégies s’appuyant sur (et pouvant dépendre de) personnes confondant ces espaces avec des espaces littéralement conçus pour héberger des pratiques sociales. Je sais que cette idée peut faire peur ou paraître ridicule, mais le terme de « média social » induit en erreur – de même, le terme de « réseau social » indique que l’on est censé y entretenir son réseau social, mais il n’indique pas de quelle manière !…

Cette singularité, associée à un usage « déviant », mais convenablement entretenu via une confusion entretenue par les médias sociaux et traditionnels (magazines, télévision…) eux-mêmes, incite ses utilisateuxices à faire réagir autrui. Entre des propos adressés à des ami·es ou à une communauté avec lesquel·les on entretient un lien affectif et du troll adressé à des personnes dont on ignore les normes et les attentes, la frontière n’est pas toujours évidente, notamment pour des adolescent·es. L’aspect “cringe” de vieux tweets, ou de vieilles publications Facebook, visant surtout à socialiser sur un ton oral qui attend donc une réponse, est un pur produit de ces interfaces.

La seconde singularité de Twitter est une contrainte sur le nombre de caractères d’un tweet : d’abord de 140 caractères, puis de 280 caractères. C’est trop court pour expliciter le contexte, qui échappera, avec les nuances qu’il implique, à un·e lecteuxice n’étant pas déjà au fait. Évidemment, cette contrainte s’ajoute à la charge mentale propre aux médias sociaux, ce qui finit par impacter la manière dont on pense. Par exemple, cette contrainte à s’exprimer, à « être socialement » sans nuance, moule l’utilisateuxice dans un rapport essentialisant (venant d’une culture superficielle) et superstitieux (venant d’une attention excessive aux détails) à la langue, aux comportements, aux minorités de pouvoir, aux intonations… Par exemple, un·e militant·e politique ne nuançant pas son propos (la nuance étant implicite), il est impossible pour un·e profane de savoir ce que cet·te militant·e veut vraiment dire. Mais en ne lisant que quelques tweets, c’est justement cette connaissance superficielle et essentialisante qui est transmise. Se former correctement sur Twitter implique donc d’y passer un temps considérablement plus important qu’en lisant des textes tels que cet article de blog, afin que la nuance ressorte de centaines de tweets triés parmi des centaines de milliers d’autres. Mais comme nous l’avons vu, les médias sociaux réduisent l’attention soutenue en charpie, et empêchent par tous les moyens de pallier l’isolement par des moyens alternatifs tels que la lecture. Il me semble donc que des médias transitoires (Mastodon, Matrix, Netflix, YouTube…) sont nécessaires.

Dans mon verbiage, un média qui ne permet pas la transformation de ressources latentes en ressources instrumentalisables aura à l’inverse pour effet de décomposer le social, de l’appauvrir, et de le restructurer en y injectant sa forme appauvrie. Un tel média, « pathologique », qui en des termes durkheimiens rapproche notre société de l’anomie, appauvrit le social non en raison d’un « complot » (même s’il faudrait vivre dans une grotte pour nier l’existence d'« ordres d’en haut », concernant par exemple la suppression du zapping et des Guignols de l’info après le rachat de Canal+ par M. Bolloré), mais essentiellement en fonction de structures logistiques autonomes visant en premier lieu à maximiser l’audience. Si certaines émissions M6 sont d’un niveau atterrant, ce n’est pas car son PDG œuvrerait à acculturer le peuple français mais peut-être simplement car construire une progression qui reste compréhensible au bout d’une demi-heure de reportage nécessite des qualifications qui auront tendance à travailler pour des institutions plus prestigieuses. Afin de ne pas en dépendre, M6 pourrait avoir eu tendance à conforter ses téléspectateuxices vis-à-vis de contenus dénués de toute forme de progression ou de mise en perspective. De même, si Twitter est un média pathologique, ce n’est pas (principalement) dans une tentative d’acculturation ou de basculement, bien réelle, des mentalités vers l’extrême-droite (l’antisémitisme, l’islamophobie, le racisme…), même si son PDG, comme celui de Facebook, semble soutenir l’extrême-droite, et même si des infrastructures économiques peuvent en servir de plateforme. Car l’extrême-droite signifie une fragilisation de la souveraineté populaire (ou du service public) et, inversement, un renforcement des intérêts privés, de la dérégulation du marché, bref de l’abus public (ou de l’abus du public). Ce sont des intérêts économiques bien réels qui président à son interface, et ils sont faciles à comprendre : maximiser l’audimat en court-circuitant la raison par les émotions. Créer des interfaces qui poussent leurs utilisateuxices à se pousser mutuellement à réagir.

Comme d’habitude, c’est un média social qui vend lui-même la mèche : Facebook « trolle » délibérément ses utilisateuxices, cette composante est au cœur de son modèle économique, et c’est certainement celle-ci qui engendre la propagation des fake news. Je sais que ses algorithmes calculent mes probabilités de « décrocher », c’est-à-dire de construire ma vie et mes études, afin de m’afficher des publications de profils perçus comme antagonistes (des personnes aux commentaires desquelles je montre régulièrement, avec la réaction « cœur », une approbation sans réserve montrent que certains profils les mettent régulièrement en colère, donc il devrait en aller de même pour moi) car j’ai constaté une régularité dans ces publications : elles m’étaient toutes affichées sur mon mur ou envoyées par notification, et elles dataient toutes de quelques jours. Étrangement, certains profils (les plus actifs) sont inondés de telles notifications, d’autres non. On peut en tirer les conclusions que l’on veut, personnellement je pense que Facebook tentait de remettre une pièce dans la machine, et il est tout à fait possible que Facebook réserve ce comportement à un profil d’utilisateuxices (et si ce profil est basé sur le temps passé avec un onglet ouvert, il est tout à fait possible que Facebook réserve à ce profil d’utilisateuxices désaffilié·es des publicités payées, mais que l’on sait d’avance sans retour sur investissement; on sait désormais que Facebook surestimait délibérément l’audience potentielle des publications suggérées). Par ailleurs, ayant de bonnes relations avec un militant anti-fake news, un bon nombre des publications qui me faisaient bondir en étaient elles aussi.


  1. Émile Faguet m’a persuadé de remplacer “elles et eux”, qui rend l’inclusivité d’une complexité absurde, par “éleux”. Cf. « Simplification simple de l’orthographe », 1905. ↩︎

  2. Concernant le microblog, cela soulève d’autres problèmes absents des interfaces de discussion, le premier d’entre eux étant la dimension addictive de la manière dont un geste simple, scroller, donne lieu à une récompense immédiate. ↩︎